Universités françaises ou la chronique d'un crash annoncé
La rentrée universitaire 2020 présente des risques considérables pour nos universités et il s’agit pour le gouvernement de bien mesurer l’étendue des difficultés qui nous font face pour proposer une réponse à la hauteur de la situation, dès maintenant, car l’urgence n’a jamais été aussi grande.
Ce crash de nos universités, qui semble de plus en plus inéluctable si aucun moyen n’est investi avec force, ne pourra pas être imputé aux personnels de l’enseignement supérieur et de la recherche dont, finalement, le seul tort est d’avoir réussi à assurer jusqu’ici leurs missions de service public sans qu’on leur en ait donné les moyens. Le risque que la France fait courir sur l’instruction de sa jeunesse n’est plus tolérable. L’instruction est un des atouts les plus sûrs pour l’avenir de notre pays et investir dans le système éducatif doit être une priorité. Doit-on laisser sacrifier notre jeunesse ?
Pourquoi cette rentrée 2020 s’annonce à très haut risque ? Parce que plusieurs paramètres sont extrêmement alarmants et mettent en péril un système universitaire fragilisé par des années de sous investissements.
On doit tout d’abord distinguer et rappeler les facteurs d’ordre démographique et de sous-investissement systémique :
- L’accroissement démographique des étudiants n’a jamais été compensé par une augmentation des recrutements de personnels, qu’ils soient BIATSS [1], enseignants ou enseignants-chercheurs. Le taux d’encadrement est ainsi passé d’environ 15 étudiants/enseignants en 2007 (moyenne des pays de l’OCDE, l’Allemagne étant à 11 étudiants/enseignants) à plus de 17. Cet accroissement démographique est de l’ordre de 200 000 étudiants rien que dans les dix dernières années. Ainsi, en 2019, il manquait environ 14 000 personnels enseignants et 14 000 personnels BIATSS (en prenant un ratio de 1 entre personnel enseignant et personnel de soutien et de support, ce qui est très en deçà des meilleurs standards internationaux) pour être dans les mêmes conditions d’accueil des étudiants dans les universités qu’en 2010.
- Cet accroissement démographique perdure et, en avril dernier, le SIES publiait les dernières projections pour 2020 et estimait que la prochaine rentrée verrait 14 000 étudiants supplémentaires par rapport à 2019 s’inscrire dans les universités.
- Le taux de réussite du baccalauréat 2020 est d’environ 8 points supérieur à la moyenne des dernières années. Cette augmentation va conduire les quelques 50 000 néo-bacheliers à majoritairement poursuivre leurs études dans le supérieur ; une grande partie d’entre eux devrait donc rejoindre les universités à la rentrée 2020.
Ces ordres de grandeurs des flux d’entrée des étudiants dans les universités montrent qu’on peut s’attendre à une augmentation d’environ 60 000 étudiants uniquement entre 2019 et 2020 ! Le déficit de personnels d’une année sur l’autre serait donc de 4 000 personnels enseignants (avec un taux d’encadrement pris égal à 15 étudiants par enseignant) et 4 000 personnels BIATSS. Ce déficit de personnel s’ajoute à celui précédemment évoqué en point 1, conduisant à un manque cumulé de 36 000 agents sur une décennie, l’équivalent de 4.5 fois l’université d’Aix-Marseille !
En outre, ce manque de personnels fait face à un manque tout aussi problématique de locaux pour accueillir correctement nos étudiantes et étudiants. Il faut de nouveau parler ici d’universités entières à bâtir. À titre indicatif, en prenant un ratio global (faible) de 5 m2 par étudiant, il manque 300 000 m2 de bâtiment en 2020 pour accueillir les étudiants dans les mêmes conditions qu’en 2019 et, malgré les plans campus, sûrement autour du million de m2 sur la dernière décennie.
La crise sanitaire de la COVID-19 : la difficulté de trop ?
Au tableau précédemment décrit viennent donc s’ajouter les conséquences directes ou indirectes de la crise sanitaire actuelle. On peut brièvement évoquer les points suivants :
- La crise sanitaire s’est imposée à tous. La période de confinement a obligé à un enseignement, dans le secondaire comme dans le supérieur, entièrement assuré à distance. Malgré l’investissement remarquable de l’ensemble des personnels, qui rappelons le, ont dû s’adapter au pied levé à la situation, de nombreux lycéens et étudiants en difficulté n’ont pas pu bénéficier du même suivi que via l’enseignement en présentiel. En outre, l’accès aux moyens techniques d’enseignement à distance est grandement hétérogène et dépend clairement du milieu social des élèves et des étudiants. Ainsi, que cela soit les néo-bacheliers qui intégreront le supérieur, comme les étudiants déjà à l’université, un très grand nombre de jeunes étudiantes et étudiants devront faire l’objet d’une attention encore plus grande et d’un accompagnement plus fort pour les conduire à la réussite dans leur cursus universitaire.
- La crise ayant gravement mis à mal le marché du travail, de nombreux étudiants semblent vouloir retarder leur entrée dans le monde professionnel et envisageraient de poursuivre des études. S’il est difficile d’estimer le nombre d’étudiants concernés, cette diminution du flux de sortie des étudiants va mécaniquement contribuer à une autre augmentation des étudiants sur les bancs des universités.
- Enfin, l’incertitude sanitaire sur l’année universitaire qui s’ouvre vient faire craindre le pire au niveau de l’organisation des enseignements. Comment imaginer que des cours en amphithéâtres bondés, image désormais classique d’une rentrée à l’université, puissent se tenir ? Quelles solutions pour accueillir nos étudiants en préservant leur santé et celle des personnels ? L’hybridation des formations, un mélange d’enseignement à distance et en présentiel, a souvent été évoqué par la Ministre Frédérique Vidal comme une possibilité. Or, le temps nécessaire à la mise en place de ce type de support, tout en assurant une partie de la formation en présentiel à des étudiants de plus en plus nombreux avec de moins en moins de personnel est incompatible avec le déroulement d’une année universitaire. En outre, en plus du temps et des personnels, il est nécessaire que l’ensemble des acteurs de la formation acquière des nouvelles compétences. Un autre point, qui symbolise à lui seul la vision délétère et hors sol du gouvernement sur cette problématique : le financement pour mettre en place ce type de solution est réalisé par appel à projet. Ainsi, dans le contexte critique où le temps et les forces manquent, l’État a sollicité de ses agents qu’ils perdent du temps à écrire un projet pour obtenir un financement, trop faible, pour répondre à un problème qui se pose à tous, sans que tous les projets ne soient au final financés (15 projets financés pour 69 déposés) !
On pourrait énumérer un à un les problèmes qui vont s’imposer à nous alors que les moyens humains ne permettent pas de gérer une période sans crise. Il est temps d’affronter la réalité et de réagir.
Que faire ?
Sur le long terme, la solution est simple, il faut réinvestir massivement dans notre enseignement supérieur et notre recherche. Plus l’État tardera à le faire, plus les montants à réinvestir seront grands… et entre temps, des générations d’étudiants seront laissées pour compte. L’évidence de ce réinvestissement s’impose à tous et, pour en attester, nous citerons ici des passages du livre blanc de 2017 sur l’enseignement supérieur et de la recherche (pages 20-21) :
“ Pour réussir la mise en œuvre des stratégies nationales de l’enseignement supérieur et de la recherche, une augmentation des moyens qui y sont consacrés, notamment publics, a été décidée...
Pour y parvenir, il faudra augmenter les dépenses de l’État d’environ 10 milliards d’euros en 10 ans….
Les moyens pour l’enseignement supérieur prévoient l’accompagnement de l’augmentation du nombre d’étudiants et une amélioration de la qualité, en phase avec l’objectif de diplômer 60% d’une classe d’âge au niveau supérieur. Cette évolution se situe dans une fourchette allant de 335 000 étudiants supplémentaires de 2015 à 2024 (tendance actuelle) à 735 000 étudiants supplémentaires. Les moyens supplémentaires nécessaires sur 4 ans se situent entre 1 550 M€ et 3 000 M€. Ils seront réévalués en fonction du constat de l’évolution du nombre d’étudiants.
… Le coût pour le pays doit être mis en regard des gains, mesurés dans l’étude de l’OFCE qui a été annexée au Livre Blanc. À l’horizon 2020, le coût net serait de 0,07 points de PIB (770 M€). L’impact de long terme est très important : sur la croissance (+10 points de PIB soit 220 milliards d’euros) comme sur l’emploi (400 000 emplois). L’enseignement supérieur et la recherche sont un investissement pour notre pays. “
Ce constat a été formalisé en 2017 par les membres du comité du livre blanc dont faisait partie, entre autre, Jean Pisani-Ferry, économiste, commissaire général de France Stratégie membre de l’équipe de campagne d’Emmanuel Macron. Le SNPTES rappelle aussi que l’Allemagne s’apprête à investir 60 milliards d’euros sur 10 ans dans son enseignement supérieur et sa recherche alors qu’elle est déjà passée d’une dépense totale en recherche et développement de 2.5 % PIB à plus de 3% PIB de 2007 à 2017 ; la France stagnant quant à elle à 2% de son PIB.
Si on ne peut nier que, depuis plus d’un an, le précédent gouvernement et l’actuel, ont engagé la France dans la mise en œuvre d’une loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR), on constate malheureusement que les moyens qui sont envisagés ne sont pas à la hauteur des besoins et seront investis, en outre, sur une période trop longue. Ceci va cependant dans le bon sens et répond, dans l’idée, à ce que le SNPTES demande pour faire face à la situation que nous venons de rapidement décrire. Notons également, que cette LPPR vise principalement à augmenter notre potentiel dans la recherche sans réinvestir, si ce n’est indirectement, dans l’enseignement supérieur. Or, comme nous venons de le démontrer, les missions de formation sous-dimensionnées en personnels grèvent d’autant notre capacité de recherche. En outre, la richesse de l’enseignement supérieur réside en grande partie dans cette dualité formation/recherche. Il ne saurait donc être question d’investir de manière différenciée dans un de ces deux domaines. C’est pourquoi, le SNPTES demande, comme il l’a fait en mai dernier dans la lettre ouverte adressée à la Présidence de la République, que la LPPR devienne une loi de programmation de l’enseignement supérieur et de la recherche et que les montants investis répondent à l’urgence en matière de volume et de chronologie de déploiement.
Sur le court terme, il faut redonner du souffle et des perspectives meilleures aux personnels, aux étudiantes et étudiants et à leur famille. Pour cela, il est nécessaire de mettre sur la table des négociations une programmation budgétaire ambitieuse que le SNPTES appelle de ses vœux afin que les personnels puissent accepter et supporter l’effort qui leur est demandé en se projetant dans un futur plus enviable. Évidemment, il est également indispensable d’investir très rapidement et d’amorcer le recrutement des personnels nécessaires à l’accomplissement des missions de formation, d’insertion professionnelle et de recherche, en particulier dans les universités. L’État doit avoir un discours fort et mobilisateur pour renouer le lien de confiance avec ses agents rompant avec des propos dénonciateurs souvent ressassés.
[1] personnels BIATSS : personnels de Bibliothèques, Ingénieurs, Administratifs, Techniques, Sociaux et de Santé
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